Publié le 17-04-2017 à 18h12
Les méfaits de l’étalement urbain sont connus et documentés depuis longtemps : disparition des terres agricoles et des espaces natures, imperméabilisation des sols aggravant le ruissellement et les inondations, allongement des déplacements… Pourtant, plus le temps passe, plus l’étalement s’accélère alors que les discours ne cessent de dénoncer ces effets et que les lois et règlements sensés s’y opposer s’accumulent et s’empilent. Il semble donc utile de comprendre pourquoi ce phénomène prospère et pourquoi il se poursuivra.
Historiquement, le développement urbain est consubstantiel à l’évolution économique de la société. L’apparition des villes et villages, leur croissance et parfois leur déclin, sont liés au commerce et à son évolution. La fonction intrinsèque des villes et villages est d’être un lieu d’échanges commerciaux. Initialement, c’est là que les paysans apportaient leurs productions pour les échanger contre d’autres marchandises (outils, tissus…). Ce qui logiquement a conduit les artisans à s’y installer, puisque leur activité leur permet de subvenir à leurs besoins par échange de leurs productions contre des objets dont ils avaient besoin pour vivre (par exemple les productions des paysans). Au cours de l’évolution de la civilisation, les artisans ont été remplacés par l’industrie, mais ville reste toujours un lieu d’échange économique. Si cette fonction décline, la ville s’étiole voir disparaît. C’est par exemple le cas lorsque les routes commerciales changent. Les noms de Palmyre, Samarkand ou Boukhara sont célèbres comme étapes d’anciennes routes commerciales majeures, mais les routes commerciales ont changé et ces villes sont désormais reléguées au mieux à un rang très provincial.
La ville comme lieu de commerce est extrêmement dépendante des dispositifs de transport. Ainsi, tant que la vitesse était celle du pas de l’homme ou de l’animal, la ville, quel que soit son nombre d’habitants, ne dépassait guère une longueur et une largeur permettant de la traverser en 45 minutes à pied. Soit environ 3 kilomètres. Sachant que tout déplacement représentant un effort physique, les villes et villages s’agrégeaient de façon serrée pour limiter les efforts à fournir. De plus, les logements et les activités étaient étroitement imbriqués. L’artisan ou le commerçant logeant à proximité immédiate de son lieu de travail. Cela peut se mesurer dans les centres anciens des villes et des villages, où les rues sont étroites et les bâtiments serrés les uns contre les autres.
En outre, quel que soient leur taille, l’hinterland des villes était forcément restreint puisqu’une distance de 25 à 30 kilomètres représentait déjà une journée de marche. Et seuls des coursiers chevauchant et peu chargées pouvaient franchir des distances supérieures. Les déplacements de personnes et de marchandises restaient donc longs, lents et coûteux. Seuls quelques produits rares et très spécifiques parcouraient de longues distances. La totalité des aliments nécessaires et des biens de consommation courante étaient produits soit dans la ville, soit à proximité immédiate.
Le développement de la mécanisation des déplacements, tant pour les hommes que les marchandises, est venu bouleverser le mode d’organisation de l’espace. Ceci d’autant qu’il est lié au développement de l’industrie. Pour construire de grandes usines, la sortie des limites des villes telles qu’elles existaient au début du XIXe siècle était indispensable. Pour cela, la mécanisation des transports et leur accélération est devenue nécessaire. Ainsi, le chemin de fer est venu apporter une première accélération des déplacements. Outre la naissance de l’industrie, cela a eu deux conséquences. La première a été de bouleverser durablement l’organisation de l’espace à grande échelle. Avec l’accélération des déplacements et le maillage du réseau de chemin de fer, certaines villes bien desservies et situées sur les nœuds de communication ont pu considérablement étendre leur zone d’influence alors que d’autres ont décliné. Certaines villes comme Paris et Lyon, déjà grandes, ont concentré massivement à la fois une population supplémentaire et une grande industrie. Ceci avec la possibilité, par l’abaissement des coûts de transport, de diffuser leurs production à des distances de plus en plus grandes. La seconde a été de remettre en cause la structuration des villes. Désormais, il n’était plus nécessaire ni indispensable d’habiter à proximité immédiate de son lieu de travail et des commerces. Comme il est toujours plus agréable et confortable de se loger loin des nuisances olfactives et sonores de l’industrie et du commerce, la ville a donc progressivement ségrégué géographiquement ses différentes activités. Ça a été à la fois un phénomène informel et non régulé comme l’apparition de quartiers pavillonnaires à proximité des gares de banlieue, mais aussi organisé par les pouvoirs publics (voir par exemple les arrêtés du préfet Haussmann pour imposer aux tanneries de quitter le centre de Paris) Cette évolution s’est faite progressivement au fur et à mesure de l’évolution des moyens de transport et de leur démocratisation.
Toutefois, l’explication de l’étalement urbain ne se limite pas à un lien purement mécanique entre l’évolution des systèmes de déplacement et la séparation des différentes fonctions de la ville, car il est aisé de constater que la France souffre bien plus gravement de ce phénomène que les pays qui lui sont limitrophes.
La France a des structures administratives et foncières qui favorisent à l’extrême l’étalement urbain. En outre, l’évolution économique du territoire depuis la fin de la seconde guerre mondiale a créé une situation très favorable à l’urbanisation des espaces agricoles et naturels.
Suite à la révolution, la propriété foncière a été extrêmement morcelée. Les ensembles fonciers privés de grande taille et cohérents que l’on peut trouver au Royaume-Uni ou en Allemagne sont très peu représentées en France. Or un propriétaire voit son intérêt à l’échelle de son patrimoine. Un propriétaire d’un grand latifundia n’a aucun intérêt à vendre son domaine progressivement pas petits bouts même s’il est totalement constructible. En effet, s’il procédait de cette façon, il en récupérerait certes la rente foncière liée aux droits à construire, mais il minerait progressivement la rentabilité de l’activité agricole extensive qui y est implantée. Cette baisse de rentabilité venant absorber la plus-value liée à la vente des terrains. On voit donc que des propriétés de grande taille vont favoriser soit le maintien de l’agriculture, soit, lorsqu’elles changent de vocation, la création de quartiers structurés, car qui à part la puissance publique ou un promoteur appuyé par des banques est capable d’acquérir des dizaines d’hectares de terrain constructible ? À l’inverse, un propriétaire détenant des parcelles, même nombreuses, mais non-contiguës, peut très facilement décider d’en distraire une ou plusieurs de son patrimoine. Ceci d’autant plus, si comme en France, plus de 70% du foncier agricole n’est pas détenu par celui qui l’exploite. La tentation est d’autant plus grande que le propriétaire a le choix entre encaisser ad vitam un loyer agricole d’un montant dérisoire ou récupérer d’un coup plusieurs dizaines de milliers d’euros. On mesure donc combien il peut être tentant pour un propriétaire de faire reconnaître par l’administration son terrain comme constructible dans ce contexte.
L’histoire a aussi un poids à ne pas négliger et qui représente un fardeau lourd à porter. Alors que la seconde guerre mondiale s’achève, l’industrie française est partiellement détruite, mais aussi victime d’une quinzaine d’années de sous investissement (crise économique des années 1930, puis la guerre). Les infrastructures de déplacement et de transport d’énergie sont, elles aussi, partiellement détruites et inadaptées. De même de nombreux logements sont inutilisables et ceux qui restent sont globalement vétustes et sous-équipés (accès à l’eau courante très partiel, électricité absente de nombre de villages…). L’agriculture est encore morcelée avec des exploitations de tailles très modestes. Les pouvoirs publics s’appuient sur les banques pour concevoir une modernisation globale du territoire. Cette modernisation, très coûteuse, mais aussi porteuse de profits colossaux, ne peut être financée que par la capture de la rente foncière issue de la différence du prix des terrains agricoles et des terrains constructibles. Cela passe tout d’abord au niveau économique général par la construction de systèmes de production intégrés de grande taille qui imposent des changements d’échelle dans l’agriculture, le commerce et la construction. Ainsi, dans l’agriculture on assiste à un mécanisation et une industrialisation à marche forcée. Le paysan qui mécanise sa production doit agrandir son exploitation, car l’amortissement d’un tracteur ou d’autres équipements techniques ne peut se faire par l’exploitation de quelques parcelles. Il produit désormais beaucoup plus que ce que peut réellement absorber le marché local qu’il alimentait auparavant. Du coup, il a besoin d’intermédiaires capables d’écouler sa production sur un territoire beaucoup plus vaste. Ces mêmes intermédiaires pour faciliter l’écoulement des produits poussent à la constitution de sociétés commerciales de grande taille. Il est en effet plus simple de négocier avec la centrale d’achat d’une société gérant 3 000 magasins qu’en direct avec 3 000 épiceries. Du côté de la construction, les besoins immenses en logements et infrastructures au sortir de la guerre ont conduit les pouvoirs publics à favoriser la création de grands groupes de travaux publics. Cette opération s’est faite en particulier au travers de la construction des grands ensembles et du réseau autoroutier, commandes d’État de très grande ampleur auxquelles seuls de grands groupes pouvaient faire face. Ensuite, la méthode simple et efficace pour créer et capter une nouvelle rente foncière s’est appuyé sur deux techniques : la motorisation individuelle et le zoning. La motorisation individuelle, en parallèle à la construction rapide de nouvelles routes, grâce aux moyens concentrés par les groupes de BTP, a permis de rendre facilement accessible depuis les villes des zones jusque-là enclavées (voir par exemple le plateau d’Évry désenclavé par l’autoroute A6 en banlieue sud-est de Paris, bien avant la création d’une ligne ferroviaire). Alors que leur valeur foncière n’était qu’agricole, elle est soudain devenue urbaine. Soit, le plus souvent une multiplication par au moins 100 du prix du m2 de terrain. Leur urbanisation s’est alors fait selon le strict principe du zoning : quasiment pas de mélange entre l’habitat, les activités commerciales et de production. Au début, un certain nombre de ces opérations foncières ont été organisées par l’État soit directement (par le biais de procédures de ZUP et autres OIN) ou par l’intermédiaire de porteurs financiers comme la SCET (filiale de la Caisse des dépôts et consignations), mais rapidement la promotion privée a pris le relais et le mécanisme s’emballe.
Image symbole de l’urbanisation du plateau d’Évry. En 1968, la préfecture de l’Essonne, premier bâtiment de la ville nouvelle, est plantée au milieu des champs de cette grande zone agricole. Depuis, l’agriculture a été repoussée au loin et Évry est désormais un simple sous-ensemble de la tentaculaire agglomération parisienne. (Doc. : Conseil départemental de l’Essonne.)
Le contexte administratif français n’arrange rien. Bien qu’apportant une démocratie très proche du citoyen, ce qui est extrêmement positif, le morcellement communal très marqué induit une compétition entre les communes que l’État s’est refusé à réguler. Donc dès lors qu’elle a une taille suffisante, une commune veut disposer d’une zone d’activité, d’une zone commerciale, d’un lotissement… D’autant que dans les communes les plus petites, ces développements sont vus comme indispensables pour assurer la survie du dernier service public présent localement et symbole de l’avenir : l’école.
Les zones monofoctionelles se sont donc développées et multipliées. Au début, les effets sur le fonctionnement des villes ont été peu mesurables. Tout juste a-t-on vu la congestion automobile naître puis s’aggraver. Toutefois, dès les années 1960 un signe inquiétant pouvait être décelé : malgré une hausse très forte de la population, les habitants des villes ont commencé à délaisser les taudis insalubres et sans confort des centres anciens au profit des ZUP puis des zones pavillonnaires. Des opérations de renouvellement urbain et de rénovation ont permis d’enrayer temporairement le mouvement. Mais le départ de l’activité industrielle vers une périphérie toujours plus lointaine et inaccessible en transports en commun a obligé, y compris les habitants des centres-villes, à s’équiper de voitures. Or plus le nombre d’habitants qui s’équipaient d’une voiture augmentait, plus il devenait quasiment impossible de la stationner à proximité du domicile, car les centres-villes n’étaient pas conçus pour cela. Cette impossibilité a donc poussé une population toujours plus nombreuse à déménager là où il serait possible de garer l’outil indispensable pour aller travailler : dans les zones d’habitat monofonctionnelles. Du même coup, ce véhicule, prétendu symbole de liberté, devenait absolument indispensable, car les distances aussi bien pour aller au travail que faire les courses ou emmener les enfants à l’école se comptent désormais en dizaine de kilomètres par jour. Ce phénomène s’est massivement développé en périphérie des grandes villes, ainsi que dans les villes petites et moyennes. Les centres des très grandes villes ont été finalement, eux, été mois touchés, car la hausse très forte des activités tertiaires en fait des lieux où la mixité des fonctions de la ville demeure.
Le centre des villes petites et moyennes étant globalement peu adapté à l’usage de la voiture, les périurbains prisonniers de ce mode de déplacement s’en détournent. Ceci, malgré les politiques d’aménagement routiers désespérées de nombreuses communes (création de parkings, élargissement des voies de circulation…). D’autant que ces aménagements se sont le plus souvent faits au détriment de l’espace piéton. Or pourquoi un périurbain viendrait en voiture en ville pour faire ses courses tournant d’abord afin de trouver une place de stationnement, puis, une fois piéton devant se déplacer sur des trottoirs étroits et encombrés, alors qu’il peut bien plus facilement accéder à des centres commerciaux disposant de parkings et de galeries commerciales confortables pour flâner sans devoir slalomer entre les poubelles et autres obstacles ? La nécessité de devoir utiliser une voiture dans les zones périurbaines prive donc les commerces de centre-ville de toute une partie de leurs clients rebutés par les difficultés d’accès. Du coup, dans les villes petites ou moyennes, les commerces et activités de centre-ville qui ne peuvent subsister avec la seule clientèle du centre ont le choix entre dépérir et se relocaliser là où les clients vont : les zones commerciales périurbaines. Le centre-ville se vide petit à petit toujours plus de ses commerces et activités… Ce qui encourage les habitants à quitter ces lieux où l’activité périclite et où le commerce ne répond plus à leurs besoins quotidiens. Ceci met alors en péril les activités encore présentes. Ainsi, un cercle vicieux de déclin auto alimenté s’engage et se perpétue. Une fois ce processus engagé, il est quasiment impossible d’en sortir. Certaines villes tentent une piétonisation des rues encore commerçantes. Mais c’est trop tard car les habitants et les activités sont pour l’essentiel ailleurs. Ceci d’autant que les principes du zoning ne sont pas remis en cause : Alors que le centre se vide, de nombreuses communes continuent de créer des quartiers pavillonnaires, des zones commerciales et d’activité en périphérie, le tout reliés par des rocades. Ainsi, la vacance des locaux commerciaux et des logements du centre-ville s’accroît. Ceci entraîne la baisse de la valeur foncière des logements des centres-villes ce qui conduit les populations les plus pauvres à s’y installer car cela crée un parc de logements sociaux « de fait ». Logements souvent insalubres et dégradés.
Toutefois, il serait faux de voir la poursuite de l’étalement urbain comme un processus purement mécanique, lancé par des choix faits après la seconde guerre mondiale et entretenu uniquement par un contexte institutionnel. Il s’agit dans le fond d’une question d’argent, de capital. L’étalement se poursuit du fait de l’existence d’un secteur économique puissant qui s’enrichit énormément en urbanisant de nouveaux espaces. Ce secteur est composé principalement des promoteurs et de l’industrie du BTP. Ils sont appuyés par les propriétaires fonciers agricoles, même si ces derniers ne récupèrent que des miettes des revenus colossaux générées par l’urbanisation. Compte tenu du poids économique majeur de la promotion et de la construction, il est illusoire de penser que la politique de zoning et d’étalement urbain puisse être remise en cause à court terme. Il suffit de voir comment depuis plus de 15 ans toutes les lois qui auraient du réglementer l’usage des sols ont été contournées ou bien contenaient des failles opportunes permettant de ne quasiment rien changer tout en rendant les documents d’urbanisme de plus en plus illisibles pour le commun des mortels. Ceci tout en leur faisant croire que le changement arrivait. Alors que dans le même temps, sur le terrain, l’artificialisation des sols progresse à un rythme de plus en plus affolant.
L’étalement, par les intérêts puissants qui le défendent, est appelé à perdurer. Il est probable qu’il entraîne à relativement brève échéance (deux à trois décennies environ) la ruine complète et totale des centres-villes des agglomérations petites et moyennes. Il serait illusoire de penser que le renchérissement de l’énergie, qui rendrait l’usage de la voiture plus coûteuse, serait en mesure de redonner de l’attractivité à ces centres urbains. Au contraire, un tel renchérissement viendra parachever la liquidation des petites et moyennes agglomérations, qui deviendront de fait invivables avec leurs centres-villes délaissés et leurs périphéries éclatées, sans fin, aux fonctions parfaitement séparées. Ce mouvement se fera probablement au profit des grandes métropoles qui auront conservé une centralité forte et qui connaîtront alors un nouvel afflux de population. Il est toutefois probable que ce processus se produise dans des convulsions économiques et sociales extrêmement violentes… Il laissera probablement des territoires immenses quasiment vides et couverts de friches urbaines…