Publié le 03-03-2018 à 22h16
Le gouvernement a commandé à un ancien patron d’Air France un rapport sur la situation de la partie chemins de fer du groupe SNCF. Ce rapport reste globalement dans les généralités et n’apprends rien de nouveaux aux lecteurs de la presse spécialisée. L’objet de la commande n’était de toute façon pas d’améliorer la connaissance de la situation, mais de poser un jalon pour lancer de grandes manœuvres qui iront largement au-delà du groupe SNCF.
Lors de la publication du rapport, deux points ont été mis en avant immédiatement : La question de la dette de la filiale SNCF Réseau et le statut des cheminots employés tant par SNCF Mobilités, que SNCF Réseau ou la holding qui les englobe. Étrangement, et probablement en toute indépendance de quelconques pressions politiques, certains journalistes ont alors prétendu que la dette était liée au statut des cheminots.
Historiquement cette assertion est complètement fausse. La dette de SNCF Réseau est constituée du coût des lignes nouvelles à grande vitesse construites depuis les années 1980. Au début de la grande vitesse ferroviaire, la SNCF a poussé très fortement au projet C3 dans les années 1960 et 1970 qui a abouti à la construction de la ligne de Paris à Lyon. La société n’a obtenu de sa tutelle gouvernementale l’autorisation de construire cette ligne qu’à la condition de la financer elle-même. Le succès économique et populaire très rapide de cette première ligne a fait que tous les territoires ont voulu avoir le TGV à leur porte. Et ce, naturellement, aux mêmes conditions que la première ligne : sans bourse délier. La SNCF, totalement soumise au pouvoir politique de l’État, et dans un enthousiasme technologique, a donc été sommée de construire à ses frais les lignes Atlantique, Nord-Europe, d’interconnexion en Île-de-France ainsi que le contournement de Lyon et la ligne Méditerranée. Toutefois, dès les années 1990 le coût de ces projets est apparu très supérieur aux bénéfices d’exploitation escomptés. L’État, propriétaire tout puissant, a donc dès cette période soumis la SNCF à des injonctions strictement contradictoires : Il faut construire les lignes nouvelles, mais en même temps le budget courant doit rester à l’équilibre. Ainsi, dès le début des années 1990 une gestion à très court terme s’est développée au niveau de la direction de la SNCF sous la contrainte financière totale de l’inspection générale des finances. Toutes les dépenses non immédiatement indispensables ont été purement et simplement supprimées : Le traitement de la végétation sur les ouvrages en terre supportant les voies ferrées ? Trop cher ! Le remplacement intégral des voies ? Si on peut changer seulement quelques traverses, ça sera autant qui sera économisé pour cette année ! La réfection des intérieurs des trains tous les 7 ans ? Les voyageurs ne verront pas la différence si c’est 12 ou 15 ans ! Et ainsi de suite. Mais naturellement ces économies, même suicidaires à long terme, ne pouvaient suffire. Il a donc aussi fallu utiliser des tours de passe-passe comptables. Ainsi, une année, la SNCF a vendu l’ensemble de son parc de locomotives pour le reprendre immédiatement en leasing. Cette année-là la société a pu afficher un équilibre comptable grâce à cette vente, mais les années suivantes, il a bien fallu payer la location des locomotives. Des bijoux de famille ont aussi été bradés à l’occasion. La SNCF, grosse consommatrice de courant, était aussi productrice au travers de la Société hydroélectrique du Midi (SHEM) dont elle avait hérité de la Compagnie des chemins de fer du Midi. Cette intégration industrielle verticale était cohérente pour l’approvisionnement en énergie de l’entreprise. Mais en 2003, sous la pression de l’État suite à des rapports parlementaires téléguidés par des intérêts économiques, la SNCF a vendu la SHEM. Ces acrobaties budgétaires, tout en accroissant le déficit réel, ont fini par atteindre leurs limites et le poids explosif de la dette a fait que les résultats financiers n’ont plus pu être affichés bénéficiaires ou à l’équilibre. Ainsi, année après année, le déficit courant lié directement au remboursement de la dette est venu accroître celle-ci.
Pendant que la dette croissait, le patrimoine de l’entreprise se dégradait donc. Progressivement le voyageur constatait cette évolution : Les talus des lignes de chemin de fer, y compris les LGV, qui ressemblaient chaque année un peu plus à une brousse impénétrable, puis l’intérieur des trains usé jusqu’à la corde, les sièges défoncés, la crasse qui s’installe partout, puis enfin, les ralentissement à cause de l’état des infrastructures, les pannes matérielles et les fermetures de lignes. Tout cela a été strictement prévu, planifié et mis en œuvre par certains dès les années 1990. La situation actuelle semble être une impasse totale : Une entreprise endettée à des niveaux exorbitants avec un patrimoine à remettre en état. Tout ceci par la volonté de l’État en général et de l’inspection générale des finances en particulier. Cependant, seuls les naïfs et le bon peuple peuvent croire que la situation est une impasse. La réalité c’est qu’il est déjà certain que l’État, c’est-à-dire les contribuables, apurera la dette, soit tout de suite, soit demain.
Mais cette dette a d’abord un autre rôle à jouer. Elle doit servir de monnaie d’échange dans une prise d’otage collective. On en revient là à la question du statut des cheminots. Le statut des cheminots, comme toute convention collective, comporte des avantages et des inconvénients, mais contrairement aux conventions collectives, par son ancienneté et son universalité dans les différents corps de métier de l’entreprise, il symbolise l’unité du monde cheminot par-delà les différences entre l’exploitation, la voie et la traction. Ce statut est donc un symbole qu’il convient de détruire pour casser l’unité du monde cheminot. Et ce n’est pas un hasard si le rédacteur du rapport est un ancien patron d’Air France, mais aussi ancien responsable du syndicat des pilotes de ligne de cette même compagnie. Il suffit de voir dans cette société comment les différents corps de métier ont été dressés les uns contre les autres pour comprendre ce qu’il va advenir à la SNCF une fois le statut liquidé. Par exemple il est facile d’imaginer, compte tenu de la rareté des compétences et des coûts de formation, que les conducteurs de trains soient fidélisés comme les pilotes d’avions avec des salaires élevés, des primes significatives et des avantages en nature. En revanche pas besoin d’être devin pour voir que cela ne sera pas le cas pour les contrôleurs (pardon, les agents commerciaux de trains), les personnels en gare (pardon, les agents de l’escale) ou de la voie. Mais il est probable que l’État utilise la dette qu’il a créé au sein de la SNCF non seulement pour régler le sort du statut, mais aussi des retraites. Mais même une fois les personnels essorés, il n’est pas certain que la société ne soit pas mise en faillite, pour l’exemple un peu comme cela a été le cas en Argentine en 1993. Ceci avant une vente à la découpe à Vinci, Véolia Bolloré ou autre. Une telle opération permettrait de liquider à la fois de nombreux emplois et des milliers de kilomètres de voies.
Car les hauts fonctionnaires de l’inspection générale des finances et les ministres qui leur servent de paravents n’ont jamais pardonné aux cheminots l’affront qu’ils ont du encaisser en 1995 lorsqu’ils ont été obligés non seulement de reculer sur la réforme du régime de retraite, mais aussi sur les projets de fermeture de 5 000 kilomètres de lignes qu’ils avaient décidé. Ils estiment que l’heure de leur revanche est venue. Dans un tel contexte, autant dire que le sens économique de la réforme et l’avis des usagers ou des régions, principales financeurs de nombreux trains, ne pèseront pas lourd. Si certains naïfs vont même probablement se réjouir assez stupidement de voir les cheminots acculés, sans comprendre la partie qui se joue, il convient de se rappeler deux choses. D’une part, quand bien même les cheminots seraient précarisés ou même überisé, si les trente ans de retard d’investissement sur le réseau ne sont pas comblés, les trains ne circuleront pas plus à l’heure et ne seront pas moins supprimés. D’autre part, les contrecoups d’une destruction du statut des cheminots s’étendront très rapidement à toute la société avec des attaques redoublées sur l’ensemble des salaires et de la protection sociale, aussi bien dans le domaine de la santé, des retraites ou même de l’hygiène, la sécurité et les conditions de travail. Car la réalité est qu’à chaque fois que des salariés perdent leurs droits et/ou une partie de leur salaire, cela justifie ensuite la réduction de ceux de tous les autres. Et si on suit cette pente là, cela veut dire que les salariés et retraités auront moins de moyens, cela veut dire qu’ils dépenseront aussi moins chez les commerçants et artisans. Au final c’est donc bien l’ensemble de la société qui s’appauvrira.