Publié le 19-08-2021 à 19h33
En France, et depuis longtemps, l’usage des transports en commun n’est pas vu comme une alternative crédible à l’usage d’une voiture. Tout juste est-il admis que les transports en commun peuvent être utilisés pour les trajets domicile-travail dans les grandes agglomérations embouteillées. En revanche, pour tous les autres usages, surtout hors des grands centres, qu’il s’agisse de trajets de loisir, pour faire des courses, ou simplement se déplacer en dehors des grandes agglomérations, le réseau n’est pas adapté. Seuls ceux qui ne peuvent faire autrement l’utilisent en subissant toutes les nuisances et complications possibles et imaginables.
À la fin du XIXe siècle, le développement des chemins de fer, des tramways a été vu par toute la population comme un immense progrès qui a considérablement amélioré les conditions de déplacement. Ainsi, en moins d’une journée, il devenait possible pour le plus grand nombre de franchir plusieurs centaines de kilomètres. Auparavant, même sur les meilleures routes royales, seuls quelques équipages pressés par des nécessités urgentes et au prix de grandes fatigues et de relais multiples faisaient des étapes de plus de cent kilomètres. Jusqu’à l’apparition de l’automobile au début du XXe siècle, toute personne qui souhaitait se déplacer rapidement devait utiliser le train. Toutefois, on comprend bien que le notable ne voulait pas se mélanger avec l’ouvrier ou le paysan, d’où la création des classes dans les voitures permettant de séparer le bourgeois de la plèbe. Mais le train, ce sont des horaires, des correspondances et surtout une promiscuité avec des inconnus et des employés. Aussi l’apparition de l’automobile a rapidement détourné les populations les plus aisées du train. Entre les années 1910 et 1930, les personnes les plus riches ont déserté les transports en commun en général et les trains en particulier. Ce phénomène a été observé d’abord sur le réseau secondaire où les voies mal tracées et mal équipées ne permettaient finalement que des vitesses faibles. Il était alors tellement plus rapide et confortable de se faire amener par son chauffeur en voiture à la gare du grand réseau où s’arrêtait l’express. Les camions militaires produits en masse pour la première guerre mondiale ont aussi servi à des entreprises pour concurrencer les trains par des routes plus directes et des itinéraires plus rapides. Les conseils généraux, autorités concédantes des réseaux ferroviaires secondaires, ont donc dû venir au secours de leur concessionnaire assaillis par la concurrence. Mais ces assemblées constituées de notables, souvent équipés de voitures, n’ont vu que les dépenses engendrées par ces réseaux qu’aucun des élus n’utilisait plus, alors qu’elles commençaient à voter des travaux très coûteux d’amélioration des routes (cylindrage, asphaltage, élargissement…). Aussi les conseils généraux n’ont-ils eu aucune réflexion sur la qualité du réseau de transport à proposer et n’ont pas envisagé que les déficits constatés pouvaient aussi être réduits en modernisant massivement le matériel à bout de souffle, en accélérant la vitesse des trains et en améliorant les correspondances. Au contraire, ils ont été dans une pure logique d’économie : moins d’utilisateurs donc moins de trains, cercle vicieux qui ne pouvait qu’aboutir à la fermeture des lignes… sauf que dans nombre d’endroits il demeurait des besoins de déplacement. Aussi les trains rares et lents ont été remplacés par des autocars tout aussi rares et lents. Cette logique d’organisation, malgré les décennies écoulées a des effets jusqu’à aujourd’hui sur le fonctionnement des réseaux et leur manque d’attractivité.
Du côté du réseau de la SNCF, la logique a été quasiment la même avec un décalage de quelques décennies. Jusqu’aux années 1970-80, en dehors de quelques axes privilégiés, les dessertes étaient rares et lentes. De nombreuses lignes secondaires avaient une desserte caricaturale à 3 allers-retours : un le matin avant l’aube, un en milieu de journée et le troisième en extrême soirée.
Ces dessertes qui auraient pu satisfaire la France majoritairement rurale de la fin du XIXe siècle et du début du XXe sont déconnectés des besoins d’une population qui s’est largement urbanisée à partir des années 1950. Avec cette urbanisation massive, les besoins de déplacements quotidiens se sont multipliés, que ce soit pour le travail, le commerce ou les loisirs. En l’absence d’offre de transports en commun adaptée, la population a massivement acheté des voitures, désormais considérées comme des équipements de grande consommation. Ainsi, les transports en commun ont été marginalisés, utilisés seulement par une population non motorisée, obligée à s’adapter à des horaires absurdes et souvent à perdre des heures pour faire à peine quelques dizaines de kilomètres. Des trajets qui peuvent être faits en une vingtaine de minutes en voiture, voir à bicyclette, peuvent prendre plusieurs heures en transports en commun et n’être possible que certains jours de la semaine.
La régionalisation des transports ferroviaires à partir des années 1990 a permis des améliorations sur un certain nombre de lignes. Mais la qualité des dessertes était à cette époque tellement éloignée des besoins des utilisateurs que la situation reste globalement au mieux médiocre et le plus souvent mauvaise. De leur côté, les départements ont maintenu ou développé des réseaux de cars. Toutefois, leur seule obligation en la matière était le ramassage scolaire. Aussi quasiment tous les réseaux départementaux sont construit autour de ce besoin en négligeant les autres. En outre, pour des raisons d’affichage politique (ou plutôt de conflits d’égos), certains départements ont volontairement développer des lignes en concurrence avec des voies ferrées. Ainsi dans certaines gares, pendant qu’un train s’apprêtait à partir côté quai, un car pour la même destination partait côté cour. Ceci alors que pendant les 3 ou 4 heures suivantes aucune desserte n’est assurée.
Bref, la coordination des transports en commun est encore une fiction. Même un sein du réseau d’une autorité organisatrice, il n’y a trop souvent aucune correspondance entre les lignes à leurs arrêts communs. Ainsi, soit la correspondance n’est pas possible, soit elle s’accompagne d’un temps d’attente dissuasif. Le temps d’attente est parfois très supérieur au temps passé dans les véhicules, même pour une seule correspondance. Faire un aller-retour dans la journée entre deux villages sur des lignes différentes d’un réseau départemental relève souvent de l’impossible, même s’ils sont à moins de 20 kilomètres à vol d’oiseau. Alors entre réseaux différents, autant dire que les correspondances relèvent de la loterie. Ainsi, dans une gare, les horaires des cars seront à peu près synchronisés sur ceux des trains alors que dans celle d’à côté, ça ne sera pas le cas.
Toujours en matière de coordination, le ticket unique permettant un voyage de bout en bout est en France une utopie inaccessible. Il a d’abord été dit aux crédules que ce n’était pas possible avec des billets papiers, mais qu’avec l’arrivée de la billettique informatisée, ça serait fait… on a vu ! À part quelques abonnements combinés destinés essentiellement aux trajets domicile-travail, en dehors de l’Île-de-France, les possibilités de faire un trajet en passant sur plusieurs réseaux avec un seul ticket n’existe pas. On se demande pourquoi ce qui existe depuis avant l’informatique en Allemagne ou en Suisse est totalement infaisable en France. Le blocage n’est pas technique, il est politique et montre tout le désintérêt des décideurs pour les utilisateurs des transports en commun.
Le désintérêt des décideurs pour les utilisateurs des transports en commun se traduit de bien d’autres manières. Il y a comme on l’a vu les fréquences de desserte rachitiques, les amplitudes de services dignes du tiers-monde. Il y a aussi les trajets inutilement rallongés pour faire assurer par une ligne unique la desserte du maximum de villages au prix d’un temps de trajet totalement dissuasif. Ceci alors que dans de nombreux cas, un dispositif de rabattement, soit par navettes, soit en transport à la demande autour d’un axe principal rapide serait infiniment plus performant et attractif. Mais pour que cela fonctionne, encore faut-il admettre que les correspondances ne doivent pas durer des heures et doivent réellement être assurées.
En outre, certains gisements de trafic sont volontairement ignorés. Que dire de ces régions qui vivent du tourisme, ou veulent le développer, et où les sites attractifs ne sont pas desservis correctement en particulier le week-end ou en périodes de vacances scolaires. Essayez donc, par exemple, de faire l’aller-retour en transports en commun entre la gare de Quimper et la pointe du Raz un dimanche. L’exemple de ce grand site connu internationalement est certes caricatural. Il est toutefois à l’image de la situation bien pire de secteurs moins connus, mais tout aussi embouteillés. Les élus des villes touristiques préfèrent construire à tour de bras des parkings plutôt que d’envisager une accessibilité globale. Pourtant, le touriste en transports en communs a toutes les chances d’injecter plus d’argent dans l’économie locale. Par exemple, même s’il ne vient que pour la journée, il lui est plus facile de manger au restaurant ou d’acheter sur place de quoi se restaurer sur le pouce que de transporter sa gamelle dans une glacière comme le fait l’automobiliste de base…
Depuis le 1er janvier 2018, les conseils départementaux ont été dessaisis des compétences en matière de transport en commun au profit des régions. Toutefois, ce changement de pilotage n’a pas (encore?) réellement eu d’effet visible sur la qualité des réseaux. En effet, l’exploitation des lignes étant déléguée à des entreprises sous-traitantes, pour remodeler les dessertes, si elles en ont la volonté et pour des raisons de sécurité juridique, les régions attendent l’échéance des contrats de délégation. De plus, la reconfiguration des réseaux est un chantier considérable. Le plus immédiat est bien sûr de supprimer les lignes de car aberrantes en concurrence avec les trains. Il faudra néanmoins de nombreuses années pour rattraper le retard accumulé depuis plus de 70 ans en matière d’organisation des réseaux, de structuration des correspondances, de maillage des lignes… Sans oublier l’homogénéisation tarifaire entre tous les anciens réseaux départementaux d’une même région. C’est pourtant par le développement d’une offre crédible et réellement utilisable pour tous les besoins de la vie que l’usage de la voiture individuelle pourra réellement décroître… Et donc la pollution associée.